Une filière d’experts, pour quoi faire ? Juste une hypothèse : supposons que quelqu’un de talentueux, de brillant, d’impliqué et disposant d’un fort potentiel d’évolution professionnelle ne présente aucune attirance pour les métiers du management. Mais alors là, aucune. Vous m’accorderez que ce cas peut se présenter, voire même être assez fréquent. Mais comment cette situation est-elle gérée dans beaucoup de cas ? Et du coup, quelles conséquences cela pourrait-il avoir pour son entreprise ?
Hélas, bien trop souvent, cette situation se traduit par un dilemme cornélien : sacrifier sa carrière ou sacrifier l’efficacité de sa contribution.
Sacrifier sa carrière ou l’efficacité de sa contribution ?
En effet, soit cette personne accepte de facto d’être limitée dans sa progression de carrière, et donc in fine de salaire.
Soit cette personne se contraint à malgré tout embrasser une carrière de manager (avant qu’il ne soit trop tard, soit vers ses quarante ans) en dépit de ses capacités, de ses goûts personnels et de l’intérêt de l’entreprise.
D’un côté, nous pouvons comprendre qu’un collaborateur ne souhaite pas être limité en progression, surtout si cette limitation est avant tout due à une politique RH défavorable. Ce qui le conduira à faire un choix conforme avant tout à son intérêt propre.
D’un autre côté, j’ai eu par le passé l’occasion de travailler avec un hiérarchique qui n’avait aucun goût pour le management. Et qui d’ailleurs ne s’en cachait pas. Très honnêtement et en toute transparence, nous, les membres de son équipe, étions alors prévenus : « encadrer » une équipe était le prix qu’il avait accepté de payer pour accéder à un grade supérieur, mais il n’y avait rien à attendre de lui sur le plan managérial ; ni accompagnement, ni développement, tout juste son soutien si notre situation le concernait également. Certes, je ne crois pas avoir souvent eu l’occasion de développer autant mon indépendance et mon autonomie, mais l’expérience reste rude.
En synthèse : dans une telle situation, si vous avez la fibre technique chevillée au corps mais pas la fibre managériale, apprêtez-vous soit à être frustré et déconsidéré, soit à devenir un fardeau pour vos équipes et votre entreprise. Entreprise qui signera dans cette opération une double mauvaise affaire, puisqu’elle échangera un bon expert contre un manager limité.
Pourquoi est-ce que cela ne se voit pas plus ?
Si nous sommes d’accord sur le fait que cette situation, ce dilemme et cette façon d’y répondre sont somme toute assez fréquents, cela devrait logiquement avoir des conséquences concrètes et opérationnelles. Alors pourquoi ces conséquences ne sont-elles pas plus visibles ?
D’abord parce que ce genre de situations se rencontre avant tout dans les milieux à forte composante technique. Et lorsqu’un expert technique se retrouve promu manager d’une équipe d’experts techniques, cela ne pose généralement pas trop de problèmes apparents. Les membres d’une telle équipe fonctionnent en effet souvent de manière relativement autonome. Tout du moins tant que la question à traiter reste d’ordre technique. Et s’il peut devenir ardu parfois de distinguer dans le fonctionnement de l’équipe le responsable hiérarchique de ses collaborateurs, cela n’a la plupart du temps qu’un impact limité sur son fonctionnement en tant que tel.
Quand les limitations apparaissent
Une première réelle limitation apparaitra cependant dans le développement des équipiers, qui ne seront que peu incités à accroître leurs capacités relationnelles. L’entreprise court alors tout simplement le risque de voir émerger en son sein un sous-groupe plus ou moins replié sur lui-même, ayant développé une culture et des méthodes de fonctionnement propres. Une équipe un peu à part qui ne se mêle pas vraiment au reste de l’entreprise. C’est par exemple parfois le cas du service informatique.
Les conséquences véritablement négatives se verront surtout lorsqu’un problème relationnel se posera au sein de l’équipe, ou entre un de ses membres et une entité extérieure. Le manager sera alors amené à intervenir en tant que facilitateur, voire médiateur. Il peut alors se heurter violemment à ses propres limitations (cf. mon autre article : sciences dures ou molles, ce que ces expressions disent de notre culture managériale), et gérer la situation de manière plus ou moins brutale ou au contraire fuyante. Dans tous les cas, de manière inadéquate.
En résumé, le plus souvent, le déficit de management d’une telle équipe passe plus ou moins inaperçu et génère plus un manque à gagner en termes d’efficacité opérationnelle qu’une perte véritable (ce qui reste dommage).
Alors que faire ?
Les entreprises liées aux nouvelles technologies ont souvent pris un peu d’avance dans ce domaine, les autres les rejoignent petit à petit : il est essentiel de proposer une voie de progression professionnelle qui ne soit pas sévèrement plafonnée et qui ne passe pas par le management des équipes.
La réponse la plus courante et la plus naturelle est alors de proposer l’accession à une filière d’experts. Cela permet à la fois de :
- Proposer une alternative au parcours managérial et donc ne pas inciter à faire de mauvais choix de carrière par dépit ou par défaut
- Développer une compétence pointue qui sera un atout par la suite pour l’entreprise
- Contribuer au rayonnement de certaines équipes et de l’entreprise en général en soulignant la richesse des compétences qu’elles recèlent
Mais un expert, qui est-ce et que fait-il ?
Expert : une identité, plusieurs fonctions
Il s’agit de quelqu’un qui a développé et développe encore une compétence-clé pour l’entreprise. Pour ce faire, il dispose d’une solide expérience dans son domaine et d’une capacité à entretenir et développer cette compétence de manière relativement autonome.
Il peut mettre cette compétence au service de l’entreprise de différentes manières : soit directement par son application dans le cadre des projets qui lui sont confiés, soit sous la forme de missions ou d’interventions ponctuelles de consultance (où il lui sera demandé de contribuer aux prises de décision), généralement en amont de l’exécution. L’entreprise peut également attendre de lui qu’il prenne l’initiative de faire intégrer sa « bonne parole » dans les pratiques opérationnelles. Enfin, l’expert peut être amené à siéger au sein de comités où il influencera l’établissement de nouvelles normes par exemple.
Pour reconnaitre la valeur d’une telle contribution individuelle et encourager les experts potentiels à endosser ces rôles, vous gagnerez à expliciter et structurer cette démarche sous la forme d’une filière d’experts.
Naissance d’un expert
Comment rejoindre cette filière d’experts ? Par l’acquisition d’un statut officiel dans un premier temps. Quel que soit le protocole adopté, le statut d’expert se mérite et se gagne en général à l’issue d’un processus de sélection (incluant souvent une forme de cooptation par ses pairs). Outre la garantie de sérieux qu’un tel protocole peut vous apporter dans la constitution de votre filière d’experts, cela constituera un véritable « rituel de passage » propre à générer une identité professionnelle et à créer un enthousiasme, un engouement initial pour cette fonction.
Mais est-ce suffisant ? Vous gagnerez à y adjoindre d’autres dispositifs pour faire durer cet engouement dans le temps et optimiser le gain que vous tirerez de votre filière d’experts.
Une communauté d’experts
Faire émerger et faire vivre une communauté d’experts, quelle qu’en soit la forme, présente alors plusieurs avantages :
- Renforcer l’identité professionnelle rattachée à ce statut : pour éviter que son badge d’expert ne prenne la poussière sur son étagère, il peut être bon de lui rappeler qu’il appartient à un groupe spécifique.
- Créer une communauté de pairs confrontés à des enjeux qui peuvent se ressembler. Cela produit d’une part un effet rassurant sur ses membres (« je ne suis pas le seul à être confrontés à cette difficulté »), et cela leur donne par ailleurs la possibilité d’avoir recours aux trésors de l’intelligence collective pour dépasser les difficultés associées.
- Augmenter le bénéfice tiré de la filière d’experts, en dynamisant et stimulant les échanges.
L’émergence et plus encore la pérennité de cette communauté a cela dit peu de chance de se faire spontanément. C’est la plupart du temps plutôt le fruit d’une démarche volontaire et structurée, incluant une animation facilitante.
Les composantes intéressantes à intégrer dans cette animation :
- Un animateur identifié.
- Une dimension « communautaire » qui reprenne et rappelle les évènements et calendriers de la filière d’experts.
- Une dimension technique à travers la diffusion et le partage de savoir (vulgarisé ou pointu) qui apporte de la valeur ajoutée à l’entreprise et renforce le sentiment d’entre-soi.
- Une autre dimension technique, plus orientée sur de l’appel à contribution (forum de résolution de situation ou proposition de sujet de recherche).
- Une dimension conviviale voire humoristique, qui peut inclure l’utilisation d’incitation à participer (petits challenges).
Quel management associer à une filière d’experts ?
A moins que vous n’envisagiez de donner à vos experts un statut particulier et détaché de l’organisation, ces derniers vont être rattachés à une équipe et donc à un manager. Il est important d’accompagner le manager en question dans la prise en main de ce rôle spécifique. Certes, le prestige de l’expert rejaillit d’une certaine manière sur le reste de l’équipe et notamment sur son manager, mais il est important en retour que le manager ait conscience qu’il gère, dans un sens, une « ressource » partagée qu’il est important de garder disponible pour le reste de l’entreprise. Ainsi, le manager, loin de décourager les autres entités à avoir recours aux lumières de son expert, devra veiller à maintenir une partie de la bande passante de ce dernier disponible pour des requêtes extérieures et non planifiées.
En synthèse
Une filière d’experts : si ce n’est déjà fait, cela peut paraître une très bonne idée. D’abord pour éviter de créer de mauvais managers. Ensuite pour garder les bons experts.
Caractériser la filière en question via un processus de sélection, permettant notamment de créer une identité d’expert et de garantir la réalité et la qualité de la contribution des experts en question.
Créer et animer une communauté vivante renforçant l’identité professionnelle, le sentiment d’appartenance à un groupe particulier et optimisant l’usage que l’entreprise peut faire de cette filière d’experts. Une communauté basée sur l’intelligence collective et la recherche permanente d’une contribution spécifique.
Un management préparé à ce type de situation et évalué sur sa capacité à la gérer. En particulier dans les entreprises fortement cloisonnées, où la transversalité peut être encouragée mais pas forcément appliquée.