Certaines scènes, en entreprise, se reproduisent avec une telle régularité qu’elles en mériteraient presque le titre de « classique ». Parmi ces grands classiques : un nouveau manager est un manager débordé, au bord de la noyade. J’en ai accompagné un grand nombre depuis une quinzaine d’années, je peux en témoigner. Conséquence habituelle, le nouveau manager se tourne du coup vers sa propre hiérarchie pour réclamer soit plus de moyens, soit plus de temps, soit éventuellement un allègement de sa charge de travail. Réaction standard de son n+1 : « Rien de moins à faire et pas de moyen supplémentaire ». Parfois complétée d’une phrase d’apparence cryptique pour le nouveau promu, quelque chose comme : « Je ne te demande pas de travailler plus, je te demande de travailler mieux ». Et ce, sans explication supplémentaire. Conclusion trop fréquente : le nouveau manager se sent abandonné.
Une scène digne d’un drame antique, tellement elle est classique. Décryptage.
Scène I : le nouveau manager est débordé. Normal.
Eh bien oui, il vient de prendre un nouveau poste avec tout ce qui va avec.
A commencer par toutes les habitudes et tours de main qu’il n’a pas encore pris, et qui du coup lui font perdre à coup sûr précieuses minutes après précieuses minutes. A la fin de la journée, la somme des minutes ainsi perdues n’est pas négligeable. C’est transitoire, certes, mais cela se cumule à tout le reste.
A continuer par tous les rituels chronophages propres à ce poste : nouvelles réunions, nouvelles habitudes de rencontres plus ou moins formelles, nouveaux reportings. Nouveaux rituels qui souvent ont la fâcheuse manie de se cumuler aux anciens, soit dit en passant. Nous y reviendrons.
A poursuivre encore par les difficultés de positionnement relationnel que va rencontrer le nouveau manager. Par exemple les éventuels challengers qui voulaient le poste qu’il occupe et qui vont « continuer la lutte » en contestant sa légitimité. Il y a les collègues très proches (voire des amis) et qui ne comprendront pas (ou ne voudront pas comprendre) la prise de distance nécessaire à la nouvelle situation. Il y a ceux au contraire qui vont intégrer tout de suite le changement de statut du nouveau manager. Et qui feront la queue devant sa porte comme on la fait devant le bureau des réclamations ou des pleurs.
Rajoutons par-dessus tout cela la raison d’être de l’équipe dans son ensemble, à savoir traiter les dossiers opérationnels. Certes, le nouveau manager a souvent été promu en raison de son expertise technique et de sa forte capacité à traiter des dossiers. Mais là, il y en a bien trop !
Normal qu’il se sente débordé, donc. Car il l’est réellement.
Scène II : le nouveau manager appelle à l’aide (ou pas, mais il n’en pense pas moins). Normal.
Réflexe parfaitement naturel de quelqu’un qui a l’impression de se noyer : il va soit appeler à l’aide, soit se cramponner à tout ce qui passe à portée et semble flotter, soit les deux à la fois. C’est surtout là que nous pouvons observer une variation de comportement chez le manager débordé. Mais cette différence apparente masque cela dit généralement une même réalité. Chacun a sa façon propre de réagir face au sentiment d’être submergé, mais ne nous leurrons pas : les moins démonstratifs ne sont pas les moins à risque.
Savez-vous de quel bois on étayait les galeries des mines ? Un bois dur, comme le chêne ? Bien au contraire : un bois souple et sommes toutes moins solide, du type résineux. Et ce n’est pas le coût des matériaux qui dictait ce choix mais des raisons de sécurité. Car soumis à une contrainte excessive, le chêne casse net, sans prévenir, ensevelissant avec lui tous ceux qui dépendaient de sa garde. Alors que le sapin ploie, gémit et informe de sa souffrance, permettant une intervention avant qu’il ne soit trop tard.
Scène III : son n+1 ne lui donne pas de (réels) moyens supplémentaires et n’allège pas (significativement) sa charge de travail. Normal.
Il y a là une double logique opérationnelle. La première est qu’une organisation est a priori capable de dimensionner correctement les postes qu’elle propose. Et d’autre part, quelle alternative a le n+1 ? Tout ce que le nouveau manager ne prendra pas en charge se retrouvera sur ses épaules à lui. Et probablement de manière permanente. Si vous êtes déjà partis en randonnée avec des enfants, vous devez connaitre ce dilemme : alléger leur charge (ce qui augmente la vôtre) ou les laisser porter (ce qui augmente leurs plaintes) ?
Scène IV : le nouveau manager se sent abandonné et de fait se retrouve seul. Ah, là, c’est peut-être un peu moins normal.
Récapitulons jusque-là : il est normal que le nouveau manager se sente débordé, submergé, au bord de la noyade. Il est compréhensible (voire souhaitable) qu’il s’en ouvre à son hiérarchique même s’il n’a pas à en attendre une aide opérationnelle bien concrète. Alors qu’est-il en droit d’attendre ? Un peu plus que ces phrases toutes faites que vous avez peut-être déjà entendues : « Ne viens pas me voir avec des problèmes mais avec des solutions ! » ou tout simplement : « Tu n’as qu’à déléguer ! »
Autant de façon de le renvoyer dans ses buts sans aide véritable.
Précisons : je ne questionne pas la pertinence de ces phrases dans l’absolu. Le nouveau manager devra effectivement apprendre à travailler différemment pour produire la quantité de travail attendu à temps constant. Pour cela, il devra très probablement passer par une forme accrue de délégation. Et chercher à élaborer des solutions plutôt que de ressasser ses problèmes. Tout cela est indéniable.
C’est la manière de le dire que l’on peut questionner. Mais comment répondre à la demande d’aide du nouveau manager sans faire son travail à sa place ni renforcer son sentiment de solitude ? Revenons, élément par élément, sur ce qui cause son débordement initial.
Les rituels chronophages
Il est curieux de voir à quel point les changements de poste sont souvent vécus comme des causes d’accumulation de tels rituels, et plus rarement comme une magnifique opportunité de s’en débarrasser. Pour les rituels liés au nouveau poste, après tout, ce qui était fait avant n’engage pas automatiquement et irréversiblement le nouveau manager. Rien ne l’empêche de challenger l’intérêt de sa participation à telle ou telle réunion. Surtout si vous l’encouragez et l’aidez à initier cette démarche : le nouveau manager n’est pas supposé être débordé par le passé.
Le positionnement relationnel
C’est souvent un sujet sensible, comme tout ce qui touche à l’humain et aux relations amicales. Plongez dans vos souvenirs, il y a fort à parier que vous-même, en votre temps, ayez été confronté à cette situation. Vous pourriez partager les souvenirs en question. Cela pourra présenter un aspect rassurant pour le nouveau manager et vous donnera une dimension encore plus humaine pour la suite de votre relation.
Dans ce domaine, un point en particulier peut être important : il oubliera parfois, dans ses échanges avec ses collaborateurs, qu’il est le manager. Mais son interlocuteur, lui, ne l’oubliera pas. En prenant son poste, le nouveau manager a endossé un uniforme, une aura, quelque chose qui le classe dans une catégorie différente des contributeurs individuels. La catégorie des personnes responsables (ou supposées l’être) de ce qui arrive. Un signe distinctif qu’il peut oublier parfois, mais que tous ses interlocuteurs verront en permanence.
L’expertise technique
La gestion (et la mise à l’écart partielle) de son expertise technique est une des plus grosses difficultés de ce genre de changement de statut et de fonction. A tel point que je la développerai dans cet autre article dédié. En résumé, disons que :
- L’effet d’habitude (la manière dont on a toujours traité un type de problème donné)
- Le constat (généralement fondé) d’être le mieux placé pour traiter un problème (avec son corollaire : si quelqu’un d’autre s’en charge, cela sera moins bien fait)
- La difficulté que représente la descente du piédestal (passage d’expert reconnu à manager débutant)
vont se cumuler pour décourager les tentatives initiales de délégation.
Alors en conclusion ?
Bien sûr, vous aussi, quand cela vous est arrivé, vous êtes passé au travers de cette épreuve et vous avez survécu. Qu’on vous ait aidé ou pas, que vous vous soyez rendu compte qu’on vous aidait ou pas, dans un sens, peu importe. Il est a priori inutile de laisser votre nouveau manager seul avec son sentiment de détresse quand il vous dit être débordé.
Comme décliné plus haut, il ne s’agit pas de répondre à ses demandes d’allègement de charge ou de renforcement de moyens. Il s’agit avant tout d’être là. De ne pas le laisser seul face à tous ces changements. Vous avez un rôle très important à tenir dans cette inflexion de carrière. Il peut être possible que la tenue de ce rôle vous pèse, que vous ne sachiez par quel bout le prendre. Dans ce cas, n’hésitez pas à vous faire aider vous-même et à nous contacter.