Sujet délicat à aborder s’il en est en entreprise, la peur a bien mauvaise presse de nos jours. Puisqu’elle n’est pas la bienvenue, celui qui en serait le porteur est enjoint de « gérer » sa peur pour éviter qu’elle ne contamine entourage, comportements et prise de décisions. Mais qu’est-ce donc que la peur ? Comment fonctionne-t-elle ? Et « gérer », qu’est-ce que cela signifie exactement ?
La peur : une émotion
Intéressons-nous d’abord à cette malvenue, la peur. La peur est une des 4 à 5 émotions primaires, au sens élémentaires du terme : la peur, la colère, la tristesse et la joie, auxquelles on rajoute parfois le dégoût.
A quoi sert-elle ? La peur est un mécanisme de prise de décision extrêmement rapide (plus rapide que l’analyse, par exemple) destiné à permettre notre survie en environnement hostile. Elle nous permet ainsi d’adopter très rapidement un nouveau comportement jugé adéquat pour répondre à un changement de situation. Certes, ce mécanisme de prise de décision n’est pas parfait : la rapidité de la réaction se fait parfois au détriment de la pertinence du comportement adopté.
Comme toutes les émotions, la peur a une fonction individuelle (en l’occurrence nous préparer, en tant qu’individu, à éviter une menace) et une fonction collective (informer notre entourage de la présence d’un danger potentiel).
Fonction collective
Dans le cas de la peur, la fonction collective a avant tout pour but de communiquer le plus rapidement possible au reste du groupe la présence d’une source de danger potentiel. Ainsi prévenus, les autres membres du groupe pourront à leur tour adopter un comportement adéquat plutôt que de se laisser surprendre. La manifestation concrète de cette passation d’information passe ainsi, dans les cas vécus comme étant les plus urgents, par un signal sonore (un cri) doublé d’un signal visuel (mimique éloquente, rictus de peur, pointage du doigt vers la source de la peur ; autant d’éléments qui vont alors permettre aux autres membres du groupe de localiser rapidement la source du danger).
Fonction individuelle
En tant qu’individu, la peur nous prépare à adopter le bon comportement face à un danger que nous estimons suffisamment important pour ne pas pouvoir le vaincre / surmonter. Penchons-nous un instant sur ces effets, qui sont sensiblement de trois ordres :
- Augmentation de l’acuité sensorielle (en particulier ouïe et vue) : plongeons-nous un instant dans nos souvenirs d’enfance, lorsque nous passions la nuit en vacances dans la vieille maison de nos grands-parents, par exemple. Vous souvenez-vous de ce regain de grincements, craquements inquiétants et autres bruits qui nous garantissaient l’insomnie la première nuit ? Ce n’était pas seulement le plus grand calme ambiant qui en était à l’origine, mais tout simplement l’augmentation de nos capacités auditives sous l’effet de la peur. Ce qui nous faisait mieux entendre tous ces bruits, renforçait ainsi la peur en question, etc.
- Retrait du sang du visage, tendance à l’immobilité (voire à la paralysie pour les cas les plus forts) : tâchons de nous cacher, dans la mesure du possible. Certes, cela est contradictoire avec le cri que l’on pousse parfois pour prévenir son entourage, mais je vous rappelle que la célérité de la réaction émotionnelle peut se payer de sa pertinence.
- Accélération du rythme cardiaque, de la respiration, tremblements dus à l’augmentation du tonus musculaire : l’adrénaline fait son œuvre et nous prépare alors à une vive réaction au cours de laquelle nos muscles vont être sollicités. Il s’agit généralement soit de se libérer d’entraves soit de fuir.
Effets indésirables
Un quatrième effet, non listé parmi ceux destinés à nous préparer, est la dimension quasiment douloureuse du ressenti associé à la peur. L’effet qu’elle produit sur son hôte est ainsi de l’ordre de l’insupportable. Rien de bien surprenant au demeurant : appréciez-vous la musicalité d’une alarme d’incendie ? Non ? Normal : un tel son est conçu pour être insupportable et nous urger à agir. De même, la peur est un signal d’alerte amené à nous faire réagir de manière potentiellement radicale face à un danger qui peut être perçu comme létal. Comme la douleur physique qui nous incite à nous éloigner de ce qui en est la cause, la peur est ainsi un signal d’alerte impératif.
Il y a certes une exception à cela : la quête volontaire d’émotions fortes. Dans ce cas, la peur devient un mets de choix : sports extrêmes ou a minima à sensations fortes, film ou littérature d’horreur pour les amateurs du genre, gambling, certains sont prêts à se mettre véritablement et littéralement en danger pour la ressentir. Que voulez-vous ? La proximité du danger et de la mort a notamment la particularité d’exacerber notre conscience d’être en vie.
Un autre effet généralement jugé indésirable de la peur est lié au caractère extrêmement rapide et donc parfois totalement inadapté des décisions qu’elle nous pousse à prendre. Le désir de fuir la situation crainte peut être si impérieux qu’il peut alors prendre le pas sur toutes autres considérations, notamment sur un temps plus long. La peur ne prend en effet en compte que l’instant présent, l’immédiateté, et les décisions qu’elle peut nous dicter peuvent s’avérer catastrophiques sur le moyen ou long terme. La peur est un excellent éclaireur, un bon soldat, mais généralement un piètre officier.
La faire taire à tous prix
Conséquence du ressenti insupportable qu’elle impose ? Nous avons alors tendance à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour faire cesser la peur que nous ressentons. Que cela soit rationnel ou non, que cela soit pertinent ou non. La seule chose qui ne peut être envisagée est de laisser la peur perdurer.
Ce type de réaction a notamment été décrit par Kim Witte (1994) dans sa description des processus parallèles : si nous ne nous estimons pas capables de faire face à la menace de manière efficace, nous préférons disqualifier la peur que de la laisser faire son œuvre de mise en garde. Comment la disqualifier ? En niant la menace, tout simplement, en niant ses effets ou son ampleur, en disqualifiant la source de la peur et autre « aquoibonisme » opérationnel. Le modèle de Witte est utilisé notamment pour expliquer la réactance aux campagnes de prévention du tabagisme.
Des origines parfois anciennes, voire obsolètes
La peur peut s’enraciner dans un terreau très ancien, être liée à notre histoire, avoir eu du sens (réel ou symbolique) à une période de notre vie, mais ne plus correspondre à rien à l’instant « t ». Il en va ainsi de l’enfant qui a peur d’être abandonné : pour un jeune enfant dépendant de ses parents, cela signifierait un danger létal. Mais quelques décennies plus tard, la situation n’est a priori plus la même. La peur de l’abandon ressentie par un adulte peut n’être qu’un écho, le reflet obsolète d’une peur ancienne et justifiée en son temps.
Bref : peur volontairement invoquée, peur ancienne, résiduelle et inadaptée, dimension impérative de faire taire la peur. Autant de raisons de botter en touche les avertissements émis par le vaillant lanceur d’alerte. La peur n’a pas bonne presse, n’est pas la bienvenue. Celui qui la porte se fait alors aisément taxer de manquer de courage.
Alors qu’est-ce qu’on en fait ? Eh bien, nous sommes sommés de gérer notre peur. Gérer. Qu’entend-on par-là ?
Gérer : sens réel et dégradé
Penchons-nous sur un dictionnaire (en l’occurrence un Larousse) :
Gérer : administrer un bien, une fortune (définition première)
ou : Administrer en acceptant une situation difficile (expression du langage courant)
Arrêtons-nous un instant sur cette définition et son détournement. Il est en effet curieux d’observer à quel point de nos jours, c’est surtout la deuxième signification qui est retenue, celle qui sous-entend une situation difficile. Alors que la mention initiale fait état d’un bien ou d’une fortune.
Imaginons par exemple : vous arrivez au coin café et y rencontrez un de vos collègues. Par politesse ou intérêt sincère, vous lui demandez : « Ça va ? ». Si la réponse est alors : « Je gère », elle signifiera assez clairement : « Ça ne va pas terrible mais je fais aller ». Par extension, quand nous parlons de gérer notre temps, nous évoquons en général la gestion de la pénurie de temps.
Du coup, lorsque nous parlons de « gérer nos émotions », comment comprendre cette expression ? Si nous nous en tenions à la définition première, nous devrions parler de l’administration d’un avantage. Mais le plus souvent, me semble-t-il, cette formulation renvoie plutôt à l’expression du langage courant, à savoir de la gestion de quelque chose de reconnu comme difficile. Comme si les émotions, et notamment la peur qui sont supposées être de précieux alliés se révèlent être dans notre vécu des fardeaux.
Gérer sa peur
De manière fréquente, gérer sa peur revient ainsi peu ou prou à la tenir à distance, à la faire taire. Il s’agit alors de la nier, d’en effacer les effets que nous pourrions juger gênants lorsque nous avons à prendre une décision ou à poser un acte.
Les techniques les plus couramment proposées pour gérer sa peur sont ainsi basées sur le contrôle de sa respiration, la projection positive, autant de techniques qui vont chercher à réduire les effets de la peur, un peu comme le paracétamol peut réduire la fièvre ou la douleur. Mais ne nous informe pas sur sa raison d’être.
Et de même pour la dimension « communication à l’entourage » : il n’est pas bien perçu de faire part de sa peur, risquant par là même de la partager alors qu’elle n’est pas la bienvenue. Alors craignant de créer un inconfort et de s’attirer un jugement désagréable quant à son courage, nous tâchons le plus souvent de la faire taire.
Alors que, pour en revenir au courage, le courage n’est absolument pas l’absence de peur (ça, c’est plutôt de l’inconscience) : c’est au contraire la capacité à affronter une situation qui nous fait initialement peur. A mon fils qui parfois m’avoue sa peur comme si c’était une tare (représentation sociale, quand tu nous tiens …), j’aime à répondre qu’il est normal qu’il ait peur, puisqu’il est intelligent et plein d’imagination.
Quel gâchis, non ? Nous disposons d’une source d’information qui pourrait nous aider à assurer notre sécurité et celle de notre entourage, et nous nous escrimons à la faire taire. Alors, que pourrait-on en faire d’autre ? Gérer sa peur au sens premier du terme, à savoir l’utiliser comme un avantage, un bien.
Gérer sa peur sans la gâcher
Nous l’avons vu précédemment, la peur, comme les autres émotions, cumule deux domaines d’intervention : l’individu et la collectivité. Pour qu’elle puisse remplir correctement ses fonctions, il convient de bien gérer sa peur.
Au niveau individuel
La première étape me parait être de savoir identifier l’émotion « peur ». Mais pas de recette magique en la matière, à chacun de dresser son tableau de bord interne permettant d’en repérer les symptômes : crispations musculaires (mains, mâchoires, dos), variation de température ressentie, nœud à l’estomac ou dans la gorge, tremblements, forte envie de se débarrasser d’une tâche à accomplir, quitte à la saboter. L’idée est de repérer ce qui chez vous est une indication précieuse de la peur qui s’installe et cherche à vous alerter.
Ensuite, nous pouvons apprendre à l’interroger : après tout, la peur a quelque chose à nous dire. Ce discours peut certes être, une fois encore, obsolète et nous renvoyer à un besoin passé. Dans ce cas, conscientiser ce qui nous fait peur nous permet de remettre en question la validité de l’émotion et d’ajuster dans le temps ses manifestations. Dans les autres cas, la peur peut attirer notre attention sur un point important qu’il convient alors d’adresser : vous avez peur de glisser sur un trottoir mouillé ? C’est une invitation à trouver un autre itinéraire ou à assurer votre pas. Vous avez peur de remonter un point négatif à votre hiérarchie ? Cela peut vous inviter à trouver la forme et l’instant les plus adéquats.
D’une manière générale, il est surprenant de voir à quel point une peur identifiée et traitée peut rapidement retomber, voire se transformer en énergie mobilisatrice.
Au niveau collectif
La simple mention de la peur n’est souvent pas la bienvenue dans une équipe. C’est donc un terme que j’ai banni de mes interventions, pour ne pas avoir à gérer les différentes représentations que chacun peut rattacher au mot « peur ». Je lui préfère les termes de « préoccupation » ou de « point d’attention », qui évitent toute interprétation erronée par rapport à la notion de courage et au contraire renforce le message de prudence et d’anticipation responsable. Pour limiter encore plus le possible effet anxiogène de son évocation, je le double soit d’une proposition de précaution (« ce point me préoccupe, je me demande si nous ne devrions pas mettre en place ceci ou cela ») soit d’une invitation à proposer une telle précaution (« je pense important de prêter attention à ce point, que pourrions-nous mettre en place pour … »).
Alors bienvenue et merci à la peur. Elle parle parfois un peu fort mais quelle utilité et quelle bienveillance !
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